Quentin,
Il y a trois semaines, nous atterrissions à Bruxelles après un voyage un peu fou… et si rempli de sagesse à la fois.
Depuis toujours, j’aime les éléphants. Quand j’avais 6 ans, ma marraine habitait le Rwanda et m’avait envoyé trois petits éléphants en bois dans une grosse enveloppe. C’est à partir de là que j’ai commencé à les collectionner, convaincue qu’un jour j’irais à leur rencontre. Les années ont passé, mariage, maison, trois lulus, trois diagnostics et un rêve qui s’envole.
L’année passée, en survolant Facebook, je découvre les premières images de ce voyage extraordinaire réalisé par Valérie, avec à ses côtés Laurence, Tom, Muriel, Loïc et les autres. Je suis troublée, touchée en plein cœur, profondément émue. Je sais que je vais t’y emmener. Contacter Valérie, recevoir son numéro de téléphone et attendre trois jours avant de le composer… parce que téléphoner, c’est m’engager à y aller, à tout oser, à dépasser mes peurs, les tiennes aussi, te sortir de ta zone de confort, lâcher prise et vivre l’expérience jusqu’au bout, juste toi et moi.
Une première conversation avec Valérie comme une évidence. C’est fait, c’est décidé, nous partirons, mon Quentin, en juin 2019. Apprivoiser l’idée, la garder cachée deux mois durant pour mieux l’intégrer, la savourer. Puis, te l’annoncer, avant que la nouvelle ne se répande. Il nous restait alors neuf mois pour nous préparer. Bagages, vaccins, autorisation, billets d’avion… et me préparer, intérieurement.
8 juin. Nous y voilà. L’heure du décollage approche à grands pas. Tu es prêt, moi aussi. Nous oscillons entre anxiété et excitation. Le groupe est au complet. Un dernier bisou. Au revoir Papa, au revoir François. Au revoir Diego et Benoît. Se prendre la main et avancer. Monter à bord de l’avion, nous sommes dans le fond, à nous deux. Il est 13h30 quand nous décollons. Tu es serein. Tu étales tes cahiers, marqueurs et crayons. Tu dessines, colories, écris pendant les sept premières heures. Cinq fois, tu te tournes vers moi, tu me serres dans tes bras et tu me dis « Je t’aime, Maman ». Moi aussi, je t’aime, mon bonhomme! Tu t’endors ensuite, ta main lovée dans la mienne. C’est si simple. Ça me paraissait si difficile, insurmontable. Mes larmes coulent. Je suis si fière de toi, de moi, de nous. Trois heures durant, je vais pleurer. Ma voisine se lève et ramène un énorme tas de mouchoirs… « It’s for you, for your tears ». Quel cadeau que cette présence à mes côtés! Elle s’appelle Singing et vient de Singapour.
10.000 km. 12 heures de vol. Je pensais faire ce voyage pour toi, je découvre en vol que je le fais pour moi aussi. Première leçon.
Atterrissage. Bangkok nous voilà. Première victoire. On l’a réussi ce vol ! Retrouver le groupe, passer la sécurité, reprendre nos valises, monter dans la camionnette. Encore trois heures et demi de trajet. Et tu m’épates toujours.
Approcher du parc et sentir l’émotion monter en moi. On y est ! En Thaïlande. A Kanchanaburi. Le long de la rivière Kwaï. Chez Baan Mama. Chez les éléphants.
Arrivée au parc. Débarquer les valises. Prendre ses marques. Mama nous invite à la suivre. Elle nous fait visiter le parc. Tu files à la plaine de jeux. Derrière toi, Tao s’avance à pas lent. Tu te tournes vers elle. Un éléphant dans le jardin… Tu restes toi-même, comme si c’était normal.
Pendant une semaine, nous avons vécu au rythme de Tao et de Chiang Raï. Chaque matin, tu tendais la main à Tao. Elle te le rendait bien, en te tendant la trompe. Après le déjeuner, biberon pour Chiang Raï. Observer les éléphants manger du bananier. Nager à leurs côtés dans la rivière Kwaï. Promenade jusqu’au village. Retour au parc et à la douche. Diner sur la terrasse, le long de la rivière, un éléphant posé juste à côté de nous. Début d’après-midi au calme. Confection de boules de riz pour Tao. Retourner nager. Promenade dans les champs. Temps de jeux pour Sara, Issa et toi, temps de réflexion pour les mamans et moi. Coucher de soleil. Repas du soir. Derniers échanges et au dodo.
Cette semaine hors du temps fut porteuse de tant de leçons. Vivre profondément l’instant présent, chaque instant, sans regret ni appréhension, sans regard en arrière ni anticipation de l’après. Me libérer de toute peur, de toute culpabilisation, de toute larme… Oser me dépasser, oser te lâcher, te faire confiance, oser vivre… Comprendre que ta vie, comme celles de Benoît et de Diego, ne m’appartient pas. Affirmer que le handicap n’est pas la finalité de ma vie, une étape seulement sur mon chemin, pour m’amener plus loin. Apprécier cette vie de clan, de communauté. Des femmes autour des enfants. Laisser l’autre interagir avec toi, sans intervenir.
Premier bain avec les éléphants. Un premier regard de Tao, les yeux dans les yeux. Ouvrir les écoutilles et laisser couler. Comme une profonde libération… Cette semaine sera salvatrice, intérieurement, profondément… Une transformation, un bouleversement… Un début, le commencement d’autre chose, ma vie !
Mercredi, tu demandes si tu peux monter sur le dos de Tao. Une demande toute simple, bien formulée, correctement. Et Tao qui t’accueille. Fierté de Maman. Deuxième demande, qu’on ne prenne pas de photo de toi. Arrivée au village, troisième demande, celle de rentrer au parc. Les demandes vont se succéder calmement, sereinement. Tu grandis ici aux côtés des éléphants, tu adoptes leur quiétude. Bonheur !
Au retour de la promenade, Tao m’invite à monter. Me voilà, emmenée par le pas lent de l’éléphante, à cru. Il me suffit encore aujourd’hui de fermer les yeux pour ressentir le rythme de Tao, pas après pas. Me vider de toutes mes larmes et me remplir de sa force, sa résilience. Source jaillissante, qui me nourrit et déborde. Profond sentiment de bien-être. Indescriptible. Cadeau inestimable. Ne savoir que dire, seulement « merci Tao ! »
Dernier jour. Mama nous invite, Valérie, les mamans et moi, à nous laisser porter par la rivière. Hélène nous dépose quatre kilomètres en amont. Nous enfilons, toutes, un gilet de sauvetage à l’envers. S’enfoncer dans la rivière, se laisser porter par le courant, extraordinaire exercice de lâcher prise complet. Une heure hors du temps. Une heure unique, inoubliable. Monia, Myriam, Patricia, Valérie… mes sœurs-éléphantes.
L’heure du départ approche. Pas de tristesse. Juste émue. Ravie de ce qui a été vécu chez Baan Mama. Parce qu’il y avait Valérie, Sébastien, Mama, Hélène, Monia, Issa, Myriam, Sara, Patricia, Win, Cho, Alexandre, Marie, et toi, sans oublier Tao et Chiang Raï. Il y a un avant, il y a un après.
L’heure du retour a sonné. La camionnette arrive. Un dernier au revoir. Mama me glisse un mot à l’oreille. Il restera au fond de mon cœur. En route. Trois heures et demi jusqu’à Bangkok. Un arrêt au pont de la rivière Kwaï. Acheter quelques cadeaux et souvenirs.
L’aéroport au bout de la route. Enregistrement des bagages. Sécurité. Il est tard. Tu es fatigué. Nous montons dans l’avion. Il est minuit passé. Tu t’endors, ta tête posée contre mon épaule. Tu ne bougeras pas pendant neuf heures. Tu t’éveilles, il reste trois heures de vol. Tu trouves le vol long. Tu veux rentrer. Et tu restes calme.
16 juin. Il est 7h40, heure de Bruxelles. L’avion se pose sur le tarmac. On l’a fait ! We did dit ! Fière, si fière de toi, de moi, de nous !
Tao et Chiang Raï nous ont transformé. Toi, qui de nature étais si distant de Chopin, je te surprends à jouer avec lui. Tes demandes sont aujourd’hui plus claires. Tu t’énerves moins qu’avant et tu apprends avec persévérance à exprimer tes émotions.
De mon côté, je me surprends à ne plus te donner la main. Mon anxiété s’est envolée. Je sais aujourd’hui que je peux aller au bout du monde avec toi. Je n’ai plus peur. Il aura fallu 10.000 kilomètres pour faire le chemin vers toi, pour que ta main cherche la mienne et qu’un lien précieux et invisible se noue à tout jamais.
Si je ne devais garder qu’une image de cette rencontre, ce serait sans conteste celle-ci : le ronronnement doux de Tao à ton bisou.
Merci Quentin de m’avoir fait confiance, de m’avoir suivi dans ce voyage un peu fou !
Je t’aime, Quentin,
Maman <3