Que dire et que taire ?
Que dire et que taire ?

Que dire et que taire ?

Que dire et que taire ? De nos joies, de nos peines. De nos échecs, de nos victoires. De nos peurs, de nos doutes, de nos angoisses, de nos espoirs et de nos rêves. Que raconter de nos vies, de nos embûches, de notre réalité, de notre quotidien, de l’incompréhension… Que partager et que préserver ? Difficile équilibre. Entre préservation de l’intimité et devoir de transmission.

Combien de fois cette question me hante depuis 14 ans, depuis le diagnostic ? Combien de fois j’essaie d’évaluer les pour et les contre, les avantages à parler, les avantages à me taire, les inconvénients à parler et les inconvénients à me taire. Vaste sujet, tant le monde du handicap révèle de surprises plus nous avançons dans le temps sur le chemin de nos enfants.

Et puis, comment trouver les mots. Les mots justes. Pour exprimer l’épuisement parental, le burn-out, le stress post-traumatique, dans le cadre du handicap familial. A mes yeux, seules les familles qui vivent une situation similaire peuvent comprendre et ressentir ce que nous ressentons, ce que nous vivons. Combien de fois ai-je entendu quelqu’un me répondre « mais c’est comme tout le monde » ou « ça arrive dans toutes les familles ». Un jour, une étudiante, en fin de conférence, prend le micro et lance à tout l’auditoire « le handicap, c’est pas grave, c’est pas plus compliqué que dans les familles normales ». J’ai repris le micro et après une grande respiration, j’ai répondu. « Non, C’EST plus compliqué ! Le handicap complique toutes les situations ou presque. Et il n’immunise pas contre les autres difficultés de la vie… bien au contraire ! » Les rares statistiques disponibles en Belgique sont à ce propos éloquentes.

Avez-vous déjà songé à toutes les conséquences sociales qu’entraîne le handicap ?

  • D’abord, les réactions de l’entourage familial, amical, scolaire et de loisirs à l’annonce du handicap. Toutes les familles concernées perdent des amis. Certaines perdent le contact avec des membres de leur propre famille. Quand le handicap est héréditaire, la famille qui annonce fait office d’oiseau de mauvaise augure.
  • Dès l’annonce, beaucoup se sentent en droit de partager tous les « bons » conseils, sans aucune compétence par ailleurs et sans aucune connaissance du sujet.
  • Viennent ensuite les premiers rejets de l’extérieur, les regards de travers dans la cour de récréation, les salles d’attente, dans la rue, au magasin du coin. Certains enseignants ou certains PMS freinent des quatre fers, une fois le mot posé. Il est arrivé dans l’association que des parents d’école organisent une pétition pour demander le renvoi de l’enfant différent.
  • Que dire des innombrables démarches administratives et des interminables dossiers à remplir, à envoyer et à ré-envoyer quand l’administration les perd. Aujourd’hui, j’ai une garde-robe remplie des copies de tous les dossiers remplis et introduits dans les différents services.
  • L’agenda se remplit à vue d’œil de rendez-vous médicaux, paramédicaux, de suivi scolaire, de rencontres régulières avec les différents intervenants extérieurs… histoire de faire le bilan, de réévaluer la prise en charge, d’adapter les objectifs scolaires, pédagogiques et sociaux. Par exemple, pour un enfant ordinaire qui rentre dans les mouvements de jeunesse sur simple inscription, le handicap va imposer plusieurs contacts téléphonique et rencontres en personnes entre l’enfant, les parents et le staff, pour se rencontrer dans un premier temps et évaluer la faisabilité de l’inclusion, pour apprendre à connaître l’enfant, pour réévaluer le projet d’inclusion et en fin d’année scolaire, pour préparer le camp.
    Par ailleurs, pour accompagner l’enfant déficient, très souvent, de la psychomotricité et de la logopédie sont mises en place très tôt, soit déjà deux rendez-vous par semaine, dès le plus jeune âge.
  • Très souvent, un parent, généralement la maman, met sa carrière entre parenthèses pour accompagner son ou ses enfant(s) à tous les rendez-vous, et devient ainsi son aidant proche. Ce statut aujourd’hui reconnu n’offre malheureusement encore aucun droit.
  • Qui dit handicap, dit très souvent un jour ou l’autre « enseignement spécialisé ». Et qui dit enseignement spécialisé, dit bilan de réorientation et dit école rarement dans le village ou rarement proche de chez soi. Le bilan de réorientation, c’est au moins quatre rendez-vous dans un centre habilité. Et puis, je vous laisse imaginer les trajets vers et depuis l’école. Le calcul est vite fait. Quand l’école adaptée aux besoins et à la pathologie de l’enfant se trouve à 28 kilomètres de la maison, ça fait au bas mot 56 km aller-retour, deux fois par jour… voire trois fois quand il y a réunion en pleine journée.
  • Financièrement, les allocations familiales majorées aident mais ne suffisent pas à couvrir tous les frais liés au handicap mental. Comme parents, nous rêvons le meilleur pour notre enfant. Nous aimerions mettre à sa disposition le matériel le plus adéquat à sa déficience pour l’aider à grandir et à développer ses compétences. Un petit tour au salon de l’éducation vous donnera rapidement une idée des budgets pour du matériel pédagogique spécialisé. Alors souvent on s’improvise enseignant ou éducateur. On crée du matériel maison sur mesure et on y passe vite des heures et des soirées. J’ai pour cela une profonde admiration pour tous les enseignants que les enfants ont rencontré. Ils ne comptent plus les heures passées après l’école, pendant les week-ends et leurs vacances à penser, créer, découper, plastifier, relier du matériel pour toutes les têtes blondes qui foulent les bancs de l’école.
  • Financièrement, la présence d’aides familiales à domicile ou l’aide de babysitteurs ou d’éducateurs a un coût non négligeable.
  • Les solutions d’aides et de répit sont insuffisantes aujourd’hui en Belgique. Les maisons de répit se comptent encore sur les mains… soit une goutte d’eau dans l’océan des besoins de répit pour les parents et les familles épuisées.
  • Le secteur du handicap, c’est aussi le mal aimé de la recherche. Un exemple. En famille, nous avons vécu plusieurs situations traumatisantes. Depuis le covid, la demande de suivi psychologique en Belgique a explosé pour tous les types de public, le handicap ne fait pas exception. Toute personne qui a déjà éprouvé le besoin de faire appel à un psychologue sait qu’un suivi ne se fait pas en un jour et qu’on ne traverse pas un traumatisme aisément. Alors imaginez pour une personne déficiente intellectuelle dont le niveau de langage est plus limité et pour qui l’expression des émotions est une difficulté importante… Nous savons aujourd’hui à quel point les psychologues sont peu voire pas du tout outillés pour accompagner une personne déficiente, et rares sont ceux qui acceptent d’ailleurs de les accueillir en consultation.
  • Certaines familles sont contraintes de déménager pour se rapprocher du seul centre apte à accueillir leur enfant.
  • Dans de nombreuses situations, la maman est amenée à quitter son emploi, tant il n’est plus compatible avec les besoins de suivis, de navettes et de présence que le handicap impose… quand ce n’est pas l’employeur qui licencie la maman suite à de trop nombreux congés pris pour accompagner son enfant.
  • Par ailleurs, dans le couple, on ne vit pas l’annonce de la même manière. Père et mère vivent souvent des émotions différentes et réagissent différemment à leur nouvelle réalité. En Belgique, alors que la moyenne des divorces est de 50%, dans le handicap, cette moyenne grimpe à 85%, c’est dire combien le handicap déstabilise un couple. Tous les couples que j’ai eus l’occasion de rencontrer ont vécu des périodes de turbulences plus ou moins intenses. Tous, heureusement, n’ont pas connu la séparation. Comment appréhender le handicap quand on n’y a jamais été confronté ? Comment partager nos ressentis quand on ne partage pas dans le couple la même représentation du handicap ?
  • Pas simple non plus de garder le lien avec des amis qui ne nous comprennent pas. Je racontais un jour à des amis combien nous étions fatigués parce qu’un de nos garçons se réveillaient régulièrement la nuit. Pendant le confinement, il se réveillait en colère une dizaine de fois. Il fallait alors s’armer de calme et de patience pour l’aider à s’apaiser et l’inviter à se recoucher. A peine réendormis, il se réveillait à nouveau en colère. C’était éreintant, épuisant… Une amie m’interrompit alors. Elle me dit alors « moi aussi, ma fille s’est réveillée cette nuit parce qu’elle toussait ». J’ai souri… Nous n’étions pas sur la même réalité. Mais je n’ai rien dit. Fatiguée, je n’avais pas envie de me battre pour faire comprendre notre état d’épuisement. Souvent pour ce que d’autres vivent une fois, avec le handicap, nous le vivons des dizaines, des centaines, voire des milliers de fois. Et c’est cette répétition qui use et nous vide psychologiquement inexorablement. C’est malheureusement aussi cette infinie répétition qui est invisible et donc incompréhensible pour l’extérieur. Pour cela, je ne remercierai jamais assez nos deux aides familiales qui connaissent mieux que n’importe qui notre réalité quotidienne, notre épuisement et notre besoin vital d’aide.
  • Que dire aussi de ces situations où le droit de nos enfants est bafoué ? Le jour où une assistante sociale nous apprend, en pleine réunion pour un autre enfant, le diagnostic d’autisme d’un de nos enfants. Nous ne le savions pas encore. Le médecin ne nous l’avait pas encore annoncé mais le lui avait dit. La loi sur le droit du patient stipule clairement que seul un médecin ou un psychologue peut faire une annonce de diagnostic. Et le RGPD interdit la transmission d’une information personnelle à un tiers sans autorisation de la personne ou de son représentant légal. Dans cette situation donc, deux lois transgressées… en une fraction de seconde. Imaginez digérer une annonce de diagnostic dans une réunion qui n’avait rien à voir avec ce sujet et poursuivre la réunion en essayant de faire abstraction de cette nouvelle… Périlleux… voire impossible ! 

Que dire et que taire ? Aucune envie d’attirer la pitié. Crainte de faire peur ou d’attiser la méfiance face à notre réalité. Besoin aussi de dénoncer certaines situations surréalistes… mais à quel prix parfois ? Alors j’écris, encore et encore. Pour laisser une trace. Pour un jour partager notre histoire. Et pour qu’un jour notre histoire serve à faire bouger les lignes, évoluer les mentalités, faciliter le quotidien d’autres. Ne fusse qu’un tout petit peu… ce serait déjà bien ! Alors toute notre histoire n’aura pas été vaine.

Dominique Damas (janvier 2024)