Cheminement
Cheminement

Cheminement

“On dit qu’avant d’entrer dans la mer,

une rivière tremble de peur. 
Elle regarde en arrière le chemin qu’elle a parcouru, 
depuis les sommets, les montagnes, 
la longue route sinueuse qui traverse des forêts et des villages, 
et voit devant elle un océan si vaste qu’y pénétrer 
ne parait rien d’autre que devoir disparaître à jamais.
Mais il n’y a pas d’autre moyen.
La rivière ne peut pas revenir en arrière.
Personne ne peut revenir en arrière.
Revenir en arrière est impossible dans l’existence.
La rivière a besoin de prendre le risque et d’entrer dans l’océan.
Ce n’est qu’en entrant dans l’océan que la peur disparaîtra, 
parce que c’est alors seulement que la rivière saura
qu’il ne s’agit pas de disparaître dans l’océan, mais de devenir océan… “

Khalil Gibran

(Dominique) Un matin. Les garçons sont à l’école. François télétravaille. A la maison, tout est calme. Dehors, il fait beau et froid. Je viens de me faire chauffer une tasse de thé. Une amie m’a offert un calendrier de l’Avent des Thés Yogi. Vous savez, ces sachets de thé avec un petit mot philosophique. Ma phrase du jour : « There is no way to happiness, happiness is the way ». Mon esprit vagabonde. Et mon âme savoure le silence, cette quiétude temporaire.

(François) Comme souvent depuis le confinement, nous profitons des rares pauses à deux pour prendre un café et discuter quelques minutes.

(Ensemble) « Il n’y a pas de chemin vers le bonheur, le bonheur est le chemin ». Dieu, si nous regardons le chemin à l’envers, était-ce le bonheur ? Que nous a-t-il appris, ce chemin ? De quoi est fait le bonheur ?

(Dominique) Je me souviens de l’annonce, du choc et du déséquilibre monumental que cela a provoqué dans notre vie. Je me souviens de nos émotions entremêlées, contradictoires et de l’abîme profond dans laquelle on a eu le sentiment de tomber. Je me souviens aussi de la présence de notre neuropédiatre, de la justesse de ses mots, de son engagement à nos côtés, du temps qu’elle nous a consacré et de sa disponibilité. Je me souviens des premiers mots de Benoît en sortant de l’hôpital, de son incompréhension face à notre détresse, de la route retour vers la maison, du rendez-vous (en retard) avec le poseur de châssis, de notre difficulté à rester ancré dans l’instant présent, des milliers de questions qui défilaient dans notre tête et qui exprimaient déjà toute la peur, l’anticipation du futur et les difficultés qui allaient rythmer notre quotidien.

(Dominique) Boris Cyrulnik, neurologue en psychiatrie français et auteur de livres, a écrit que trois ingrédients sont indispensables pour pouvoir entrer en résilience à la suite d’un choc de mauvaise nouvelle : devenir acteur de sa vie, savoir demander et accepter l’aide extérieure et avoir de l’humour. C’est certainement ce dernier point qui m’a souvent aidé ! Rire… On peut rire de tout, du moment qu’on rit d’une situation et non pas de la personne. Combien de fois n’ai-je pas ri du handicap de nos enfants ? Ça a commencé autour de la lettre X du « X fragile ». Le soir du diagnostic, j’ai demandé à un membre de la famille si je pouvais aller à la police pour porter plainte contre X. C’est con, mais j’ai ri… et ça m’a fait du bien ! Parce que ça me permettait de prendre du recul par rapport au diagnostic, ça rendait aussi la situation un peu plus légère à vivre.

(Dominique) En rentrant avec ce triple diagnostic, c’est un peu le trou noir, on ne sait plus grand-chose. Tous nos rêves familiaux se sont effondrés. Quel serait l’avenir de nos enfants ? Vers où allions-nous ? Et pas de réponse toute faite. Aucune idée alors puisqu’il fallait tout réinventer. L’entourage vacille aussi. Certains sont mal à l’aise, prennent leurs distances ; d’autres ont mille conseils mais pas une minute pour nous aider ; d’autres, heureusement, nous offrent leur présence. Ce sont ces derniers qui nous aident véritablement, patiemment à nous relever, à rebondir, sans jugement, sans conseil, ni interprétation.

(Dominique) Il y a ceux aussi qui viennent rejoindre les rangs, consciemment ou par hasard. Comme ces connaissances qui nous appellent trois semaines après le diagnostic pour nous offrir leur amitié. Ça m’émeut aujourd’hui encore. Et il y a ceux qui croisent notre route, en tant qu’aide familiale, babysitteuse ou enseignante, et qui s’attachent à l’un ou l’autre ou la fratrie et nous demandent un jour, hors du cadre professionnel, de recroiser notre route régulièrement. Nos enfants ont cette incroyable capacité de liens, des amitiés vraies, chaleureuses et présentes. Il nous paraissait alors normal et heureux de soutenir nos enfants dans ces amitiés en or.

(Dominique) « Et toi, François, qu’est-ce que le handicap de nos enfants t’a apporté ? » François sourit. Et après quelques secondes de silence et de réflexion, nous échangeons. Comme un regard dans le rétroviseur, nous observons le chemin parcouru et tous ses enseignements.

(François) Je n’avais, jusque-là, jamais côtoyé la différence. Depuis, je me sens plus ouvert, plus tolérant, plus empathique pour comprendre les challenges du point de vue des personnes et des familles.

(François) Au fur et à mesure des années, nous avons appris à faire face aux difficultés, à ne pas les voir comme des freins, mais à les accueillir comme points de départ pour faire preuve d’imagination, de créativité et trouver des solutions originales et/ou innovantes.

(François) Très tôt, nous nous sommes inscrits dans un groupe de paroles de parents d’enfants porteurs de handicap. Nous y avons rencontré une nouvelle communauté d’amis. Quand certains de nos anciens amis se sont éloignés, d’autres amis nouvellement rencontrés sont devenus de grands amis et font maintenant partie de notre vie.

(François) Les difficultés rencontrées avec certains professionnels ou certaines situations nous ont fortement aidé à développer notre assertivité. Nous n’avons plus peur de nous défendre et de défendre les droits de nos enfants.

(François) Combien de professionnels contactent encore aujourd’hui des services tiers, transmettent des informations relatives à la personne déficiente, sans autorisation des personnes déficientes ou de leur représentant légal ? C’est illégal au regard du RGPD.

(François) Combien de professionnels n’osent pas parler aux parents de peur d’annoncer une mauvaise nouvelle, par crainte d’une mauvaise réaction des parents… ? Combien n’osent pas parler en vérité ? Annoncer une mauvaise nouvelle ou quelque chose de difficile est un véritable exercice d’équilibriste. Dominique, tu en sais quelque chose, toi qui donnes depuis presque dix ans maintenant formation aux professionnels (médecins, paramédicaux, enseignants, etc.) sur l’art d’annoncer une mauvaise nouvelle ou un diagnostic. Là aussi, le législateur a défini un cadre légal. La loi qui définit les droits du patient est à ce propos très éclairante.

(Dominique) Combien d’institutions aujourd’hui encore ne respectent pas la convention des nations unies relative aux droits des personnes handicapées, que ce soit en matière d’autodétermination, de santé ou autres ? Cette convention a été signée par la Belgique le 30 mars 2007, ratifiée le 2 juillet 2009 et est entrée en vigueur le 1er août 2009.

(François) Depuis que nous avons pris connaissance de ces textes, nous avons à cœur d’écouter, de soutenir et d’accompagner tout parent dans ses démarches, surtout toi, Dominique.

(Dominique et François) A côté de notre engagement associatif, nous avons pris conscience de l’importance de prendre soin de chacun de nous, seul et à deux. Comme tout homme et toute femme, nous ne ressentons pas toujours les événements de la même façon et nous n’avançons pas toujours au même rythme face aux aléas de la vie. Nous avons besoin parfois de nous retrouver chacun seul pour nourrir notre solitude, accueillir nos émotions, laisser couler les larmes et retrouver un calme intérieur. Et en même temps qu’il est important d’avoir des moments seul, il nous semble primordial de nous réserver des moments à deux, plus ou moins long. Certaines périodes de la vie ont été plus compliquées que d’autres au niveau familial, nous offrant beaucoup moins d’occasions de nous retrouver à deux. Alors on a appris à profiter des micro-moments, comme le télétravail nous a permis de manger à deux quand les enfants sont à l’école ou de boire notre café du matin ensemble et d’échanger quelques minutes le temps d’une courte pause.

(François) Autant la nécessité de s’offrir une semaine à deux par an me paraissait déjà évidente avant même notre mariage, autant c’est devenu évident pour Dominique avec l’annonce du diagnostic. Depuis, nous nous efforçons de profiter à chaque instant de ce qu’on vit, qu’on soit à deux, ou à cinq. Qu’on soit en couple ou en famille, on essaie de vivre l’instant présent pleinement.

(François) A côté des innombrables connaissances législatives, médicales, associatives, …, il y en a d’autres plus légères qu’on doit à nos enfants et à leurs passions pour les trains, les avions et les homards. Véridique ! 😉

(François) Longtemps, nous ne nous sommes pas compris dans la façon de communiquer ou non autour de nous sur notre quotidien ; Dominique ayant besoin de parler de notre réalité, moi ayant plus besoin de parler d’autre chose avec nos amis. Un jour, nous avons compris que cette différence d’approche était aussi notre force et qu’il était important que chacun de nous fasse ce qui lui convienne le mieux. Dominique a besoin que le handicap, sans devenir le seul sujet de conversation, ne soit pas ou plus un tabou et est devenue, par la force des choses, une ambassadrice de la cause X fragile et de la déficience intellectuelle en Belgique et hors frontières. Personnellement, j’ai besoin de profiter des rassemblements amicaux pour me changer les idées.

(François) Dans le couple, nous pouvons réagir assez différemment face aux événements. Nous avons appris à être à l’écoute l’un de l’autre et à juste essayer de se comprendre. Ce n’est pas grave si on n’est pas d’accord ou si on vit les choses différemment. Être conscient que l’autre peut ressentir des émotions différentes des miennes et l’accepter permet d’être plus serein ensemble. Pendant longtemps, quand les enfants étaient petits, Dominique a reçu quotidiennement des retours négatifs des trois écoles à propos de l’inclusion de nos enfants. L’écart émotionnel entre nous était géant parce que je n’étais pas exposé à ces critiques très régulières. En être conscient m’a permis aussi de mieux soutenir Dominique dans son vécu émotionnel.

(Ensemble) Si nous devions donner un conseil aux jeunes parents que nous étions il y a quelques années : prenez du plaisir ! La vie est courte. Certes, le chemin est plus important que la destination, mais il y encore plus important : la compagnie ! Prenez soin de vous-mêmes et de votre couple ! A deux, on est plus forts et on va plus loin !

Dominique Damas & François Rycx